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Toujours en faire des tonnes...

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Gravity's Rainbow

--> Roman américain de Thomas Pynchon, 1973



Gravity's Rainbow (L'arc-en-ciel de la gravité)



Le poids d'un chef d'oeuvre...




Parfois, on se sent bien faible. Ecrasé, en l'occurence selon les lois mêmes de la gravité, par un chef d'oeuvre qui nous dépasse.
C'est le cas ici. Avec en prime un dilemne insoluble, celui de la langue. Lire Gravity's Rainbow en anglais lorsqu'on n'est pas parfaitement angliciste (et non seulement "anglophone"), c'est se priver immédiatement d'une bonne partie du contenu même de l'oeuvre, et de la même proportion du plaisir de lecture qu'elle procure. Le lire en français revient à se priver à coup sûr du génie stylistique de Pynchon. Il ne saurait en rester, même dans la meilleure des traductions, que le pâle reflet dans un miroir déformant.

Dilemne insoluble d'ailleurs pour les anglophones eux-mêmes, puisque le livre ne se rend qu'au terme d'une longue bataille pour en arracher le sens, emprisonné dans un "double-(en)coding" qui en restreint l'accès, l'interdisant même au lecteur trop paresseux qui choisira d'effectuer un simple survol de reconnaissance du roman, le parcourant à vol d'oiseau, refusant le combat en rase campagne après avoir buté tous les trois pas sur une référence muette, un vocable inconnu.

On peut aussi, conscient qu'on livre là un combat perdu d'avance, partir battu et traverser le roman comme une retraite de Russie, souffrant le martyre sans même comprendre le pourquoi de ce qu'on endure. En devient-on pour autant l'un de ces vieux grognards à qui on ne la fait plus? Pas évident, car du roman comme de la Russie on n'aura vu que la neige, le brouillard et la boue. C'est pourtant bien ce à quoi j'ai vite dû me résoudre, car avec mes maigres armes - un bagage linguistique et culturel plus que fragmentaire -, je ne pouvais espérer ramener la peau de l'ours, mon admiration pour Pynchon m'empêchant par ailleurs de les rendre avant terme.

Alors, au bout du voyage, qu'est-ce qu'on retient? qu'est-ce qu'on a vu à travers le brouillard? On devine une architecture majestueuse, une mécanique de chair et de métaux qui fume, cliquette et projette dans tous les sens ces fameux Qlippoth de sens et de mythe que Pynchon creuse cette fois dans l'Histoire récente de notre vieux continent, que son héros Slothrop arpente, parcourt en tous sens comme pour un étrange retour aux sources, un pélerinage, le mythe du voyage fondateur des colons américains...inversé, comme livré en négatif.

Au sortir du livre, on retient surtout une trajectoire, une parabole comme un fil de laine, d'abord pelote entremêlée et inextricable dans les premiers chapitres composant une Londres sous les V2 abritant une myriade de personnages tous plus déjantés les uns que les autres, aux motivations louches et à tiroirs si nombreux qu'on devrait plutôt parler d'armoires normandes...Mais bientôt c'est la mise à feu: printemps-été 1945, la guerre se termine peu à peu, Slothrop -jeune G.I un brin Don Juan au trouble passé et en mission commandée dans un obscur service de renseignements londonien -est mis sur orbite, envoyé en Europe à la recherche de...quoi? On ne sait pas vraiment. La mythique roquette 00000, ancêtre du V2? l'IMIPOLEX G, étrange substance plastique aux propriétés follement aphrodisiaques?, le S-Gerät, avancée technologique déterminante pour l'astrophysique moderne? Tout cela à la fois, et plus encore...Il faudrait commencer par savoir pourquoi, à Londres, un V2 tombe à proximité dès que Slothrop fait l'amour...Quid de tous ces mystères, le roman suit dès lors une trajectoire certes non rectiligne mais néanmoins clairement tendue (vers quoi?? c'est cette inclinaison vers quelque chose qui donne cette illusion de mouvement ), l'intrigue s'abîmant quelque part dans la Zone (l'Allemagne vaincue, sorte de no man's land où s'agitent tous les marginaux, les tarés et les paumés de l'Europe d'après la Chute), et le héros, après moultes pérégrinations, rencontres et digressions diverses prétextes à autant de sous-intrigues incroyablement touffues, documentées jusque dans leur invraisemblance flanquée ainsi d'un ultraréalisme contre-nature, "explosant" finalement en mille morceaux quelque part par là, devenant progressivement un mythe (le bien nommé "Rocketman") qui par sa disparition même engendre la réalisation, du moins sur le plan symbolique (et on rejoint ici les kabbalistes et autres alchimistes dont le roman reprend de nombreuses thèses) du mystérieux Plan ourdi par les plus sombres protagonistes en présence.

Car la vraie Roquette, finalement, est lancée, l'apparition et la dispersion même de Slothrop en constituant le déclic pour la mise à feu. Et suivant une trajectoire inverse à celle du personnage, elle repart pour les USA, le roman se fermant en 1969 sur une stase, un écran blanc dans un théâtre de L.A., probable point d'impact imminent sur lequel s'impriment encore, pour quelques secondes (éternelles pour le lecteur) d'attente eschatologique, les contours fugitifs d'un visage...

Comme le montre la malheureuse tentative ci-dessus, le roman n'est pas résumable. Tout juste peut-on dire qu'il se révèle de plus en plus mystique, de plus en plus symboliste au fil des chapitres, mais sans jamais renoncer à ce côté "joyeux bordel" qui est l'une des marques du style de Pynchon.
Avec ce roman, Pynchon accomplit rien moins qu'une improbable fusion d'éléments historiques, culturels, philosophiques, religieux, technologiques, mathématiques, physiques et ethnologiques, pour aboutir à la création d'une nouvelle mythologie propre à ramener un sens dans le vide intellectuel et l'ultrarationalisme blasé de la seconde moitié du vingtième siècle, qu'il tient à ranimer comme on ranime un cadavre tout frais: respiration artificielle, et ce qu'il insuffle ici est un air plus concentré que tout ce que le(la) pauvre hère a bien pu inspirer jusqu'alors. Mais par ailleurs, l'ombre de la Réaction reaganienne et nixonienne, qu'on entrevoit bien dans les dernières pages du roman, pèse déjà sur l'incroyable souffle ventilé par Pynchon, comme une épée de Damoclès qu'il décrira dans Vineland après qu'elle soit tombée.

En attendant, Pynchon s'amuse avec l'extraordinaire terrain de jeu qu'il s'est choisi: l'Europe entière (mais également de larges incursions en Afrique, en Argentine, au Japon...), et sa Science, et son Histoire, toutes entières tenues dans la boucle de sa fusée, recombinées dans son sillage comme les bits de données d'une Gematria moderne, d'un vieil ADN redéployé pour faire....oh miracle! Du neuf! Ainsi de la structure même du roman: la pelote enchevêtrée des premiers chapitres se détend en une trajectoire parabolique survolant la "vieille Europe", pour se reformer vers la fin en une recombinaison inédite de ses mêmes éléments (une structure en stagnation/libération/réfraction évoquant les théories du big-bang, voire le Zim-Zum originel des kabbalistes), et exploser finalement en une réaction alchimique métaphysique par essence, ne laissant sur l'écran blanc, électroencéphalogramme de nos sens, que la trace de l'homonculus moderne que l'auteur a finalement créé, en mélangeant à un beau parleur américain un faisceau d'influences pluriethniques et pluriculturelles innombrables, mariné dans un bouillon de culture érudite et vulgaire à la fois (ici réside la toute-puissance de son style qui parvient à réaliser l'union des contraires, le même texte, la même phrase parvenant à rassembler le plus vulgaire au plus cultivé) : il n'en fallait pas moins pour recombiner, renouveler la littérature, et façonner tel un golem "le plus grand roman américain de l'après-guerre".








L'édition française, pour information




Ecrit par antonz, le Lundi 18 Avril 2005, 17:44 dans la rubrique "archives".

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