Joueb.com
Envie de créer un weblog ?
ViaBloga
Le nec plus ultra pour créer un site web.
Débarrassez vous de cette publicité : participez ! :O)

Une Tonne !

Toujours en faire des tonnes...

Page principale

A l'Ouest des Rails

--> Film documentaire chinois, 2002. Réalisation: Wang Bing





Ce film documentaire accompagne en trois grandes parties (9h au total!) la faillite et la décomposition croissante du gigantesque complexe industriel de Tie Xi, dans la ville de Shenyang au nord-est de la Chine.
La première partie, ROUILLE, s'attache au complexe industriel lui-même, à ses usines (de plomb, de zinc, de câbles) et à ses ouvriers. La seconde, VESTIGES, suit l'abandon progressif d'un quartier environnant voué à la démolition que les habitants acceptent mal de quitter, pour être relogés tant bien que mal dans des appartements neufs. La dernière partie, RAILS, suit les traces de la ligne de chemin de fer du complexe, au quotidien de ses cheminots et de son petit univers interlope fait de magouilles diverses et marqué par une étrange obsession du charbon...

On tient là un film unique, forcément unique. De par son ampleur, son propos et ses choix.
On a affaire à un film géomancique, décrivant en temps réel cet énorme complexe rampant doucement vers la ruine comme un organisme vivant, certes en décomposition, mais bien vivant.
Les trois parties se succèdent dans une structure sérielle dont chacune hérite du même mode: filmer d'abord la vie quotidienne des dernières cellules vivantes s'accrochant à leur univers, puis l'annonce de sa destruction programmée, et enfin les conséquences de cette fin sur les hommes...

Les trois parties sont cependant loin d'être indépendantes (contrairement à ce qu'affirme le commentaire au dos du coffret dvd), puisqu'un principe de vases communicants régit leur ordonnancement : c'est bien la mort des usines qui annonce celle du quartier dans lequel vivent les ouvriers des dites usines, ou ceux qui gravitent autour du complexe et vivaient grâce à lui, et c'est bien la même mort du complexe qui explique la troublante nonchalance des cheminots de la partie RAILS, et de son réseau en désuétude tournant presque à vide pour relier des corps désintégrés (Les cheminots, espèce qui semble à part dans ce monde en miniature qu'ils observent de l'oeil perçant des vieux matous -ceux à qui on ne la fait pas-, les nomment par leurs numéros: usine 14, usine 36 ou la généreuse usine 68 et ses "gisements" de charbon) d'où ne suinte plus -lorsqu'il n'est pas déjà complètement tari - qu'un mince filet de matériaux à transporter.

De cet organisme, donc, on nous montre la coquille en déréliction et les dérisoires globules sanguins qui s'agitent encore dans ses vaisseaux et continuent d'accomplir leur tâche ou ce qu'il en reste (ils se plaignent la plupart du temps de ne plus avoir assez de travail et de devoir passer le gros de leur journée à ne rien faire sinon satisfaire au démon du jeu, omniprésent via les cartes et le Mahjong), mais étrangement, le cerveau est absent. On ne saura jamais ce qu'ont dans la tête les dirigeants de ces usines, les membres du parti hauts placés qui régissent ce secteur de l'industrie publique (car toute cette masse relève bien de l'administration publique, ce qui rend d'autant plus hallucinant le spectacle de cette désolation progressive et du dénuement total dans lequel vivent ceux qui la servent!), voire les promoteurs qui organisent le reclassement du quartier dans la seconde partie.

Et c'est dans ce parti-pris que résident toute la force et les limites du film.
Wang Bing choisit de poser la caméra (le terme est mauvais, car on a rarement vu une caméra aussi peu statique, suivant les hommes partout, s'infiltrant dans les plus improbables recoins pour toujours réfléchir au plus juste ce qui reste de ce bourdonnant essaim humain) dans un espace géo-temporel défini (Tie Xi filmé de 1999 à 2001): les hommes et le récit entrent dans cet espace, puis en ressortent, et on n'en verra rien d'autre. On ne sait pas ce que deviennent les ouvriers des usines qui ferment les unes après les autres, on ne sait pas ce que les familles recasées pensent de leurs nouveaux appartements, qu'on ne verra d'ailleurs pas, on n'entendra jamais l'avis des décideurs et des éminences grises "d'en haut", aucune précision didactique ne viendra nous aider à comprendre ce qui se déroule -d'une manière pourtant pleine et précise- sous nos yeux.

Pas de voix off didactique et/ou moralisatrice, pas de musique, pas de chantage émotionnel (au contraire, la seule scène qui aurait pu prêter à de telles effusions, celle des retrouvailles entre un père sortant de prison et son fils en larmes est complètement désamorcée, retournée au moment où le fils, complètement saoul, cherche à battre le père juste après s'être effondré à ses genoux), pas de recul, peu d'explications (à part celles que ne se privent pas d'assener "ceux d'en bas", ouvriers, délogés, cheminots et marginaux qui eux sont bien dans le cadre du film, et nous donnent juste assez d'indices pour imaginer le reste: les actions ou les appartements qu'on les pousse à acheter, la corruption rampante, le mépris total dans lequel les tiennent les "élites", et finalement l'énorme et sourd tournant du pays vers le libéralisme, qui laisse au bord de la route, hébétés et comme saoulés de coups, tous ceux qui déjà bien en peine d'assimiler les anciennes règles, celles du maoïsme et de la révolution culturelle- qu'ils ressassent souvent- sont d'autant plus incapables d'en intégrer les nouvelles).

D'en "haut", on ne verra donc que les ombres menaçantes des nouveaux immeubles tout au bord du cadre qui filme le quartier dévasté, la porte d'un commissariat qui se referme après une brève discussion pratique avec un maton, ou un contremaître indolent qui somnole, aligne quelques mots avant de retourner dans son mutisme...Pour le reste, il faudra se fier à la sourde rumeur colportée par le "petit peuple" du film...

En échange, on gagne une proximité et une force peu communes avec cet univers de ruines, à travers aussi le temps pris à montrer les hommes : tout ce qu'on voit, et on voit beaucoup, et longtemps, est vérité d'un monde à des années lumières de l'imagerie qu'on nous vend depuis quelques années d'une Chine Nouvelle bardée de progrès et de technologies sous cette -autre- "bannière étoilée" affublée du slogan surréaliste "un pays deux systèmes".

Le fossé est abherrant entre ce monde urbain policé qu'on ne verra jamais ici et cet univers moyen-âgeux, à cheval entre les époques, dont on se demande bien si ses habitants arriveront à sortir un jour, et vers quoi? Finalement, qu'a-t-on de plus que ces hommes perpétuellement au bord de la faillite physique, mais qui n'abandonnent jamais, qui ne se départissent jamais de ce sourire si difficile à comprendre pour le spectateur occidental habitué aux élans hypocrites d'une commisération misérabiliste? l'humour, le rire, même dans la mort, quand ces ouvriers ramènent sur un brancard le cadavre d'un collègue noyé au petit matin dans l'étang de l'hôpital ou il était parti pêcher... On se dit alors qu'on a encore bien du chemin à faire pour comprendre cet autre monde...

Finalement, devant ce film fleuve qui d'ailleurs s'écoule comme un fleuve, dans un rythme fait d'évolutions lentes et de brusques soubresauts, de petits évènements qui mis bout à bout font l'histoire, très loin d'une logique cinématographique et scénaristique avec son introduction, son climax et sa chute, on se sent respirer, au même rythme que lui.
Et ce rythme n'est pas lent, c'est bien le rythme humain, celui des pas de l'homme, et il fallait 9 heures pour le retranscrire convenablement. 9 heures qui voient passer devant la caméra un nombre incalculable de "personnages", qui tous ont le temps d'y exister, de s'exprimer, et dont les dénominateurs communs sont ceux d'hommes bien vivants: fumer, boire, jouer , cracher, bâfrer, jurer, marchander, flirter, hurler...vivre donc, et si possible bruyamment et bordeliquement, car après tout, nous sommes en Chine.
Mais nous sommes surtout dans une échelle qui dépasse de très loin celle de la fresque historique à grand spectacle: on n'a jamais affaire ici à des figurants mais toujours à des êtres bien réels, et dans un cadre qu'on ne pourrait soupconner à aucun moment d'avoir été romancé, retouché.

Effectivement, on ne s'ennuie jamais devant cette oeuvre interminable qui paradoxalement va toujours à l'essentiel, et on réalise à nouveau que les plus grands récits sont finalement toujours les plus simples: ceux qui s'attachent à l'homme, et non aux héros désincarnés qu'on nous vend à tour de bras par pleins lots promotionnels (puisqu'en la matière il semble qu'on soit entrés dans une époque de soldes perpétuelles). Les évènements prennent alors une autre dimension, et certaines scènes se révèlent d'une force d'évocation infiniment supérieure à tout ce que la science-fiction aura jamais à proposer : voir ces bureaux d'usine littéralement pris dans les glaces, les ouvriers l'attaquer au marteau piqueur au printemps pour pouvoir retourner travailler (on les avait tous congédiés pour l'hiver: plus d'argent pour payer le chauffage de l'usine); voir ces employés licenciés attendre leur solde avec des vieillards venus chercher -comme chaque mois- leur retraite en liquide, alors que quelques mètres à coté la démolition de l'usine a commencé le jour même. Voir ce vieillard prendre sur son dos son fils bourré jusqu'à la gueule pour le ramener chez eux... Voir ces ouvriers rondouillards en cure forcée à l'hôpital (intoxication au plomb) s'ennuyer ferme devant la projection d'un film porno, et le lendemain ramener rigolards de l'étang voisin le cadavre d'un collègue, pêcheur d'un jour trop téméraire... Et, le reste du temps, voir tout ce joli monde s'agiter dans les ruines de ce qui jusqu'alors délimitait les contours désormais bien flous de leurs vies...


Par son choix d'effectuer une radiographie d'un espace humain dans un cadre géo-temporel strict, sans rien en retrancher mais surtout sans rien y ajouter, le film ainsi perd le pari de l'investigation, de la dénonciation ou de l'engagement politique. Mais ce pari, peut-être ne l'avait-il pas tenté, lui préférant celui, infiniment plus risqué, de réfléchir de manière pure une fraction d'humanité, à un moment donné, dans un lieu donné. Et c'est ce fragment pur qui restera, dans l'esprit du spectateur, comme un grand moment de cinéma.



Le coffret dvd, chez MK2 éditions.


La fiche du film sur Cinémasie





Ecrit par antonz, le Lundi 31 Janvier 2005, 11:50 dans la rubrique "archives".

Repondre a cet article